mardi 23 octobre 2007

Trésors de scopitones arabes, kabyles et berbères (52’)

En 1996, alors que nous nous trouvions, Anaïs et moi, chez la productrice Mme Davis-Boyer à rechercher de scopitones* pour un documentaire musical sur la musique judéo-arabe, nos yeux tombent sur quatre boîtes contenant des bobines de films en 35 et 70 mm. Le mot « arabe », inscrit à la craie sur les boîtes éveille notre curiosité.
Interrogeant la productrice, celle-ci répond que ce sont des négatifs de films musicaux arabes destinés à la clientèle immigrée des cafés des années 70. Convaincue de leur inutilité et « qu’aujourd’hui plus personne ne s’intéresse à ça », Mme Davis-Boyer, soulagée de s’en débarrasser, me fait cadeau de ses films. Je repars avec les bobines sous le bras, convaincue que je viens de récupérer ces fameux scopitones disparus avec les machines qui portaient leur nom au début des années 80.
Nous faisons part de notre trouvaille aux producteurs des Programmes courts de Canal +, eux-mêmes à la recherche de ces précieux documents, qui nous commandent non pas un, mais deux films, un 52’ qui deviendra Trésors de scopitones arabes, kabyles et berbères, diffusé le 30 mars 1999 lors d’une soirée à thème Médina, et un 26’ Oued Saïd Story, uniquement musical, pour le magazine hebdomadaire L’Oeil du Cyclone.
Commence alors une aventure qui va durer deux ans et demi. De retour chez Mme Davis-Boyer, nous entreprenons, avec sa fille Liliane, le visionnage des films pour reconnaître les artistes sur négatifs, avant d’opérer la conversion des pellicules en positif.
Contrairement aux apparences et malgré les 20 ans, voire 30 pour certains, passés dans un garage, la plupart des films sont en bon état.
Le visionnage est une véritable révélation. La première surprise vient des quatre Abranis et de leur glam-rock berbère, - guitare-basse-orgue -batterie, cheveux longs et décolorés, accompagnés des Clodettes, danseuses de Claude François, vêtues de jupe en métal griffées Paco Rabane. Sur des incrustations psychédéliques à la Jean-christophe Averty, suit Dahmane El Arachi, le chanteur pince-sans-rire et aux textes décapants sur la condition du travailleur immigré, - dont une des chansons, Ya Raha reprise par Rachid Taha fait un tabac dans le monde entier - . On retrouve également le barde en exil, Slimane Azem, aussi poète dans ses chansons que drôle dans un sketch, qui se moque avec tendresse des faiblesses de ses compatriotes ; les chansons ciselées de Kamel Hamadi pour sa femme Noura ; Driassa, grand chanteur algérien incontesté ; et les tubes indémodables d’ Idir avec son look à la John Lennon. Au folklore des bars de Barbès mené par un éblouissant Salah Sadaoui, digne de Henri Salvador, répond celui de Jerrari, son rival comique tunisien. Le chanteur de charme marocain Doukkali et l’audacieux Mazouni sont accompagnés de danseuses orientales vaporeuses ou de filles en mini-jupes. Mince et nerveux, Vigon le Marocain joue, sur une chorégraphie à la Dick Sanders, un R & B qui devait faire pâlir James Brown. Avec leur pop électrique et leur façon de manier la guitare, les Golden Hands évoquent Jimmy Hendrix. Mazouni, le don Juan au sourire ravageur, séduit les femmes en les poursuivant de ses assiduités jusque dans les allées des banlieues pavillonnaires, usant d’une langue « francarabe » des plus fantaisistes ! Les stars égyptiennes Abdel Halim Hafez et Farid El Atrache sont présentes aussi, ainsi que la belle libanaise, Sabbah qui entonne le célébrissime « Allô Allô Beyrouth » sur des images de la ville datant de 1967, avant les bombardements qui la défigurèrent.
Après le travail de restauration qui s’impose, les films sont montés bout à bout. Nous nous lançons à la recherche des chanteurs et auteurs de ces merveilles, let retrouvons les algériens des Abranis, Karim Abranis le guitariste talentueux du groupe et Shamy Elbaz, l’organiste ; nous retrouvons également les chanteurs Djamel Allam ; Rachid Mosbahi ; Kamel Hamadi ; le marocain Abdelwahab Doukkali. Salah Sadaoui qui tient un magasin à Barbès accepte la diffusion de ses films et sketches. J’apprends avec tristesse que Dahmane El Harrachi s’est tué en voiture en 1980 sur la corniche d’Alger, mais que son fils, chanteur également vit à Paris.
Parallèlement à la recherche des ayants-droits dont s’occupent notre producteur et Mme Davis-Boyer en personne, nous poursuivons notre montage bout à bout.
Nous invitons les chanteurs ceux que nous avons retrouvés à venir redécouvrir ces films dans lesquels ils jouent, et d’autres, toutes générations confondues.
Nous convions aussi Mme Davis-Boyer. Première étonnée de ce rebondissement, elle ouvre volontiers les portes de sa caverne d’Ali Baba à notre caméra. Saïd Dadouche, aujourd’hui producteur, et qui de son jeune temps, livrait, installait et assurait le service après-vente des scopitones dans les cafés ; Rabbah Mézouane responsable de la programmation musicale à l’IMA (Institut du Monde Arabe), mais aussi des représentants de la nouvelle génération, Khaled, Cheb Mami, Rachid Taha, la jeune chanteuse Massa Bouchafa, ainsi que des noctambules de l’époque, et des jeunes d’aujourd’hui.
Tous, les anciens, comme la nouvelle génération, restent ébahis devant les images diffusées par le moniteur installé dans un café du boulevard de la Villette, dans le quartier de Belleville à Paris. Le moment des retrouvailles est très fort, très chaleureux. Chacun y va de son commentaire. Les langues se délient, les souvenirs reviennent à flots. Les témoignages sont émouvants. Certains ne cachent pas leur gêne sur ce que révèlent ces images, souvent osées par rapport à l’éducation reçue. Mais l’accord est unanime devant l’effet de surprise, le talent des artistes, l’inventivité et l’originalité des mises en scène, la qualité de la musique, la poésie, l’humour et la liberté de ton des chansons de l’époque. Les uns et les autres sont heureux et reconnaissants que nous ayons exhumé ces pépites oubliées.
Les réactions des invités, filmées sur le vif sont ensuite intégrées dans le documentaire.
Le générique démarre sur des images d’enseignes de cafés que nous avons tournées dans le quartier de Belleville et à Montreuil.
Ce film a été diffusé le 30 mars 1999 sur Canal +. Depuis, il ne passe que dans le cadre de soirées privées ou des festivals. A chaque fois la réaction est la même : où pouvons-nous trouver ce film ? Je me suis donné pour mission de le faire découvrir à un public le plus large possible. Heureusement que les associations existent pour remplir ce rôle. Le grand public est séduit, autant que les jeunes d’origine maghrébine qui ouvrent d’autres yeux sur un passé souvent douloureux. Ce film leur permet de retrouver des traces d’histoire de leurs parents immigrés; des immigrés déchirés, nostalgiques, mais pas tristes ou misérabilistes pour autant !

* Le nom scopitone, qui désigne aujourd’hui le film, qualifiait auparavant l’appareil destiné à le projeter. Par habitude et souci de commodité, le nom a servi à désigner les bandes de 16 mm que l’on mettait à l’intérieur des machines scopitone. En 1960, la CAMECA, filiale de la CSF, une société française, présente le scopitone lors du salon de Paris. Cette machine dont le nom serait issu du mélange de deux mots grecs, scopein : regarder et tonos : la tonalité, est le fruit du travail de Frédéric Mathieu. L’appareil permet de stocker 36 films tournés en 16 mm, d’une durée moyenne de 3 minutes projetés sur un écran de 54 cm.
Sa fonction première est de concurrencer, voire de remplacer dans les cafés, les juke-boxes pour offrir au consommateur l’image en plus du son. Il faut rappeler qu’en 1960, seuls 13% des ménages français possèdent un téléviseur, contre 52% en 1966. Ces appareils permettent de visionner, à la demande, les artistes du moment, d’entendre
leurs chansons alors que ceux-ci ne sont pas programmés sur l’unique chaîne de télévision qui demeure désespérément bicolore. Le prix du visionnage est d’1 franc (0,65 euro) pour trois minutes. En terme de pouvoir d’achat, ce franc de 1960 correspond à 5 titres joués par un juke-box traditionnel. Pour approvisionner ses appareils, la CAMECA tourne près de 680 films réalisés en partie par Alexandre Tarta ou Claude Lelouch.
Des maisons de production se lancent aussi dans la course au scopitone, comme la société Davis-Boyer qui filme l’ensemble de la scène musicale française et s’intéresse aux chanteurs maghrébins. Cependant en 1974, l’aventure Cameca s’interrompt brutalement. Le coup de grâce est porté par la concurrence télévisuelle. Le scopitone
va pourtant connaître une seconde vie avec son retraitement, son recyclage partiel dans les bars de l’émigration maghrébine. Une idée de génie revient à Roger Dauchi : il crée une nouvelle machine qu’il implante dans les bars arabes et kabyles. Ce producteur lance une campagne filmique d’envergure consacrée aux artistes maghrébins.
Le créneau pris initialement par la société Davis-Boyer s’avère rentable puisque les tournages vont continuer jusqu’en 1980. L’essentiel des nouveaux films tournés s’adresse en priorité aux émigrés maghrébins en dépit d’une dizaine de scopitones italiens et portugais. Leur situation sociale, leur accès plus que limité au confort moderne (poste de télévision) ou à la culture (cinéma), explique le succès rencontré par les scopitones dans ces bars, endroits de sociabilité privilégiée.
Jean-Charles Scagnetti, in “Les scopitones : espace de confrontation des représentations de l’émigration algérienne - Images et représentations”, Publications de la faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de L’Université de Nice.